Prestige Nº 249, Avril 2014
© Archives Charles el Kassis
Charles el Kassis entouré de Nishan Der Haroutounian et du Père Magdi Allaoui.
Engouffré pendant trente-huit ans, jour pour jour, dans l’enfer de la drogue, il était un homme mort. Une mort ponctuée de violence, de vol et de toutes sortes d’actions viles et avilissantes. Odieux aux yeux du monde, adorable à ses propres yeux… Heureux comme un roi, car tout le monde lui devait obéissance et allégeance, sinon… Mais un jour, errant dans ce nulle part, il est attiré par un faisceau de lumière, il le suit, et se retrouve en de bonnes mains, l’Association Bonheur du Ciel. Pendant un an, il vit un véritable calvaire, subit d’atroces souffrances et de cruels déchirements. Aujourd’hui, il célèbre sa quatrième année de délivrance, grâce à la Christothérapie appliquée par l’association. Témoin vivant d’une expérience de vie, Charles el Kassis, doyen des toxicomanes, décide, à 57 ans, de parler. Il s’adresse à tous les jeunes qui, à l’âge où lui-même a échoué, basculent eux aussi à leur tour, insouciants et inconscients, dans l’enfer de la drogue. Dans ce témoignage inédit et exclusif à Prestige, Charles el Kassis raconte…
Aujourd’hui, vous avez quatre ans, date de votre renaissance, après 40 ans de souffrances. Que ressentez-vous? Je ressens une joie profonde. Je suis un homme nouveau. Mais j’aimerais tout d’abord présenter toutes mes excuses à mon épouse, à ma famille et à toutes les personnes auxquelles j’ai causé du tort. Je leur exprime tous mes regrets de les avoir offensées et leur demande de me pardonner. Sincèrement. Le tort que je leur ai causé était largement dû à la toxicomanie qui m’habitait. Depuis quatre ans, je suis un homme propre, voué et dévoué à la bonne cause. Ma vie est désormais consacrée aux associations de bienfaisance, aux témoignages… Je suis un papa, le papa de tous ces jeunes qui, j’espère, seront sensibilisés et s’éloigneront totalement de la drogue. Je suis heureux aujourd’hui, car je suis redevenu étudiant à la faculté de théologie à l’Institut Supérieur de l’archevêché maronite d’Antélias. Grâce à la Christothérapie suivie au sein de l’association Le Bonheur du Ciel, je suis désormais un homme nouveau et un bon père de famille pour mes deux enfants, Elie et Pascale.
Racontez–nous votre enfance… Je suis né au sein d’une famille modeste à Beyrouth, chrétienne, unie, croyante et pratiquante, avec mes deux frères. Mon père travaillait jour et nuit pour subvenir à nos besoins. Bien que nous vivions dans la pauvreté, nous étions heureux. A l’heure des fêtes, mon frère aîné portait l’habit cédé par une âme charitable, mon frère portait l’ancien costume que l’aîné avait de l’an dernier, et moi, je portais le costume qu’il me cédait. Elève des Pères Lazaristes à Achrafieh, j’étais très brave. Un beau jour, je suis transféré au Collège central à Jounieh, en tant que pensionnaire. Le fardeau de mes parents allait être allégé. Mais dans ce passage du milieu simple à un autre «velouté», j’ai réalisé combien le fossé était profond entre ce monde et le mien. La famille de s autres élèves les choyait et les t raitait autrement que la mienne. Le week-end, alors que les élèves rentraient chez eux dans une belle voiture privée, j’étais contraint d’attendre avec mon père les transports en commun. A neuf ans, un sentiment de révolte me rongeait et m’envahissait, au point de culpabiliser fortement mes parents. J’ai commencé à faire de gros efforts pour réussir à l’école, et leur imposer mes propres règles et mes ordres.
Comment vous êtes-vous enfoncé dans le monde de la drogue? Mon transfert dans une autre école m’a influencé. Le sentiment de haine et de rancune à l’égard de ma famille s’aggravait, je voulais m’éloigner d’eux, refusant de revivre dans la misère. Au pensionnat, j’avais au moins un lit pour dormir, alors qu’à la maison, je devais me contenter d’un sofa. Orgueil, haine, complexe de supériorité, ego, ont englouti la simplicité, le respect et la bonté que j’avais. En 1975, c’est la guerre. Nous étions obligés d’élire domicile à l’abri, au bas de l’immeuble. C’est là que j’ai connu une ravissante fille qui «buvait du haschisch», comme l’accusaient la famille et les voisins. Je l’ai approchée, bravant les consignes de ma famille. J’avais 18 ans, elle en avait 26. J’étais agressif, elle était attirante. Et entraînante. Le monde qu’elle m’offrait était si différent du mien. Dans son duplex, elle m’a remis une cigarette de haschisch et m’a entraîné dans une première expérience sexuelle, et à aspirer la fumée qui se dégageait de sa bouche. J’ai fumé ma première cigarette de haschisch et vécu cette expérience de jeune homme viril et de toxicomane malgré lui. Elle a abusé de mon corps et de ma virilité. Inconscient, elle a fini par avoir le dessus.
Quelles étaient les réactions de votre entourage? L’entourage la condamnait depuis le début, et par conséquent me condamnait à moi aussi, ainsi que ma famille. Mon père n’osait pas intervenir, car son père à elle était le bienfaiteur du voisinage, y compris ma famille. Plutôt que de me repentir, j’ai boudé sèchement ma mère et me suis révolté contre mes parents. Pour devenir indépendant. Le lendemain, je l’ai suivie jusqu’à sa maison de 600m2 à Sodeco, pour plonger dans l’univers de la drogue.
Qu’est-ce qu’un drogué, pour vous? C’est un individu rusé, imposteur, menteur, voleur, égoïste, masochiste, insensible et instable. Un type à plusieurs masques, usant et abusant de la faiblesse des autres. Bourreau et geôlier, selon son humeur. Ses idées sont noires, et ses yeux rôdent à la recherche de l’or, de l’argent et de tout ce qui lui procure satisfaction. Un porte-parole du diable.
Quelle est la responsabilité des parents? Il y a un manque d’orientation des parents. Au fond de cet être, existe un enfant, un malade. L’ignorance des parents renforce Satan qui revient à la charge. Je n’implorais le Bon Dieu que devant le checkpoint de Dahr el Baidar, en attendant le livreur de drogue.
Avez-vous demandé conseil à quelqu’un? Le drogué est un homme investi. Pendant neuf ans, elle m’a investi et usé. J’obtenais ce que je voulais, bon gré, mal gré. Rien ne m’arrêtait. Je ne pensais pas à l’épouser et ne demandais conseil à personne. Mes parents étaient tristes mais incapables de m’aider. Je commettais tous les actes interdits, volant mes amis et même l’église. J’ai commis l’adultère, devenant alcoolique, voleur, joueur… Pour une poignée de poudre blanche. A 36 ans, ma compagne meurt d’une overdose. Et moi, je doublais la dose. Le cercle des drogués s’agrandissait, m’incitant à la cocaïne, au vol, et à imposer la loi de la jungle.
Avez-vous essayé de vous soigner? En 1984, alors que je me soignais à l’hôpital de blessures, j’ai rencontré Fadia, qui allait devenir mon épouse et la mère de mes enfants. J’avais 27 ans. J’avais voyagé à Paris pour suivre un traitement, car j’étais cloué pendant trois ans sur une chaise roulante. Plutôt que l’héroïne, on m’administrait de l’héroïne médicale. Fadia était amoureuse de moi. Elle a bravé tous les interdits de sa famille et tous les dangers que représentait ma vie avec elle. Nous nous sommes mariés et nous avons eu un garçon et une fille. Malgré l’attention toute particulière qu’elle me portait, et l’apparence qu’elle était une femme heureuse et comblée, je la laissais avec mes enfants pour me réfugier dans la drogue. Et pourtant, je me suis marié avec la ferme intention de ne plus succomber à la tentation. J’avais investi de l’argent dans des projets lucratifs, mais les ressources s’évaporaient en drogue. A peine si je subvenais aux besoins des enfants. Ils m’aimaient, mais c’était Fadia qui leur assurait une vie décente. Maux de ventre, diarrhée, larmoiement, tristesse, dépression, isolement… je n’avais qu’une idée en tête: comment avoir de l’argent pour me procurer de la drogue. Tous les moyens étaient donc bons et légitimes. Fadia essayait de m’aider, et comme elle était d’une famille aisée, je profitais de son argent. Elle a beaucoup enduré. Un jour, je l’ai frappée à la tête, sans pitié ni remords. Mon frère l’a transportée à l’hôpital, devant les enfants et le voisinage. En 2007, c’est le divorce.
La Christothérapie a été votre bouée de sauvetage… Ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu. Un jour, je me suis retrouvé par hasard, chez les parents du ministre Ziad Baroud. Ammou Salim et son épouse Antoinette m’ont accueilli et promis de m’aider, en me confiant au père MagdiAllaoui, le fondateur de l’association Le Bonheur du Ciel. Ils m’ont même proposé de l’argent que j’ai refusé. C’était un signe du Bon Dieu qui ne m’a pas abandonné. Le père Allaoui m’a emmené au Bonheur du Ciel, où a commencé mon calvaire. Les symptômes de la drogue revenaient chaque jour plus forts. Pendant une semaine, je me protégeais avec vingt couvertures. J’avais froid, je grelottais et j’ai même reçu l’extrême-onction. A l’association, on me demandait d’attendre la venue du «Moallem». Et un jour, à l’église, devant la Croix du Christ, on me dit: «Voilà le Moallem, parlez-lui autant que vous voulez. Gratuitement.» Pendant trois heures, j’ai tout avoué et fondu en larmes. En ouvrant l’Evangile au hasard, je suis tombé sur l’enfant prodige. J’étais heureux de rencontrer enfin celui qui m’accepte, malgré toute ma saleté, qui m’écoute sans plainte, ni ennui, en me prescrivant une ordonnance: la prière. J’ai senti cela. Je lui ai fait confiance, des confidences et je compte aujourd’hui sur lui. Il est tout proche de nous et nous accompagne tout au long de notre vie. La Christothérapie est la cure.
Que vous a offert le Bonheur du Ciel? L’association m’a ramené à la vie, grâce à l’intervention de Dieu dans mon cœur. Elle m’a remis un trésor, une relique, le chapelet, et m’a fait aimer mon prochain, le pardon, même à mes ennemis.
Pensez-vous avoir une nouvelle mission? Certainement. Celle de tendre la main à une personne qui a besoin d’aide, de redonner confiance à celle qui l’a perdue, de dessiner un sourire sur son visage et la rapprocher de Dieu. Rentrer au fond de soi et faire un examen de conscience, au quotidien, pour ne plus retomber dans l’erreur. La Fondation Fayez Mouawad soutient d’ailleurs ma cause, à travers une campagne de sensibilisation.
A Noël, vous avez, paraît-il reçu un beau cadeau… Le plus beau cadeau de ma vie, à côté du Bonheur du Ciel, où j’ai senti l’intervention de Dieu: la visite de mes enfants: Elie, 26 ans, et Pascale, 23 ans, qui sont aujourd’hui très fiers de ma nouvelle vie et qui ont tourné la page sur le jugement de la société à mon égard. J’étais un homme mort. Aujourd’hui, je suis bien vivant et heureux. Propos recueillis par MIREILLE BRIDI BOUABJIAN