Prestige Nº 89, Octobre 2000
© Prestige / Jean-Claude Bejjani
Karam Melhem Karam: Un patronyme lourd à porter. Sans doute parce que dans la langue de Gibran et Neaimeh, il signifie générosité. Un attribut qui ne suffirait pas à décrire le monument que Karam Karam légua à la « Littérature arabe et à la presse d’ Orient: Un univers encyclopédique de deux mille ouvrages. C’est à ce fils ému qui sut haut la plume faire honneur à cet héritage que nous avons demandé de raconter le père. Pour comprendre cette contribution de la Famille Karam à la richesse intellectuelle du Liban, l’ itinéraire lumineux de Melhem Karam qui a su faire de la presse la plus belle tribune de la littérature contemporaine, un tremplin entre le livre et le peuple le passé et le quotidien, la parole et la liberté.
Votre père, écrivain, vous a profondément influencé, racontez-nous donc Karam Karam. C’était un être hors du commun qui se donnait entièrement à sa première passion, l’écriture. Sa vie suivait un immuable rituel. Il se mettait à sa table de travail dès quatre heures du matin et ne se levait que cinq heures plus tard. Ce rendez-vous matinal avec la littérature était sacré pour lui. C’était le moment propice à l’écriture qu’aucun bruit ne venait perturber. Karam Karam est l’auteur le plus prolifique connu. Honoré de Balzac a écrit trente-quatre récits. Alexandre Dumas en a rédigé cent. Mon père, quant à lui, a écrit et publié mille et deux récits au rythme d’une nouvelle par semaine dans son hebdomadaire Alf laylé wa laylé. Cette revue lui assurait des revenus confortables en raison de sa grande diffusion. Il s’est également penché sur l’histoire des Arabes à laquelle il consacra plus de quatre cents ouvrages. Il signait du reste l’éditorial des trois quotidiens Al Assifa, Al Assrar et Al Ahed. Les ouvrages de cet auteur qui fut aussi un grand lecteur étaient édités entre quatre à cinq mille exemplaires.
© Archives Melhem Karam
Karam Karam, une figure incontournable de la littérature et de la presseDécrivez-nous la personnalité de cet homme que vous citez si souvent. Homme sage et de grande culture, mon père avait soif de connaissances et attisait ma curiosité sur toutes les questions d’actualité. A ses yeux, il ne pouvait y avoir d’avenir pour le Liban sans coexistence. C’est dans ce terreau fusionnel que les cèdres pouvaient prendre racine. Il avait tout appris à ses enfants, les valeurs fondamentales, ses convictions, ses principes inébranlables. Pour chaque situation de la vie, il avait un dicton, une citation qui résumait une morale. Ces mots justes m’ont marqué et se sont imprimés dans ma mémoire.
Par exemple, le fait de ne jamais se rendre, les mains vides, chez quelqu’ un, ou encore que la réputation d’une personne est plus importante que sa fortune, et que l’on juge un individu sur ses actions et ses vertus et non sur sa richesse, de même il disait qu’il n’est pas de situation impossible mais plutôt des êtres qui n’osent pas. Il était essentiel de bien assimiler les leçons de la vie, sauvegarder sa dignité » ne pas tomber dans la mesquinerie, ou l’arrivisme comme réussir aux dépens des autres. Chacun de nous a sa chance, son opportunité, disait-il. Il faut savoir la saisir.
Qu‘en était–il de la relation père–fils? Karam Karam croyait en moi. Alors que je n’étais que lycéen, il me demandait de corriger ses manuscrits. Mon père était aussi un vrai perfectionniste. Remarquant un jour une faute d’accord sur une copie, il gratta la lettre erronée à l’aide d’une lame de rasoir sur chacun des cinq mille exemplaires. Il était pour moi un ami, un frère et aussi mon meilleur confident puisque je partageais avec lui mes secrets. Il ne prenait jamais cet air autoritaire propre aux parents, tout au contraire, très attentionné, il me tendait l’oreille mais n’hésitait pasà me faire des reproches si je faisais un faux-pas. Ilm’inculquait le sens des responsabilités, m’orientait, me mettait sur la bonne voie …
Vous avez obtenu votre diplôme de juriste à 21 ans, et c‘est à cet âge que vous vous êtes présenté à la présidence de l’Ordre des Rédacteurs? A l’époque, j’exerçais le métier de journaliste et je collaborais laborieusement à six revues et quotidiens pour un salaire mensuel de 1.400 livres Lorsque j’ai annoncé ma décision de me présenter aux élections de l’Ordre, mes collègues ont pris mes paroles à la légère, ne pouvant imaginer les vétérans du métier détrônés par un nouveau venu, jeune de surcroît. Refusant d’abandonner mes alliés pour former une coalition sur une autre liste. J’ai fini par mener seul ma campagne, remportant les élections par 160 voix contre 60 pour le président sortant Ishak Mansour. La liste que je présidais a obtenu les deux tiers des sièges du conseil ne laissant place qu’à trois candidats concurrents soit Wafik Tibi, Edouard Bassil et Hassan Fakhri.
Comment votre leadership s‘est–il forgé au cours des années, quel événement en a été le précurseur? Je dois énormément à mon professeur au collège La Sagesse: Victor Lahoud avait son propre concept de l’éducation. Disciple de Mme Maria Montessori et Johann Pestalotzi, il était favorable à l’émancipation des écoliers, c’est dans cette optique qu’en classe de quatrième, il nous proposa d’élire un délégué qui aurait pour mission de porter à la direction du collège les revendications et doléances des élèves.
On m’a choisi d’office, puisque tout le monde à l’unanimité souhaitait m’élire. C’était ma première expérience dans le domaine public. Puis j’ai été élu président de l’Union Nationale Estudiantine, je le suis resté pendant six ans, ensuite, président de l’Union des Universitaires six années d’affilée.
Entre 1961, date de votre première entrée en fonction et l’année 2000, dans quelle direction a évolué la presse, quelles sont les grandes mutations qui ont été apportées à ce secteur? Curieusement, ce sont deux bâtonniers qui ont marqué le journalisme au Liban. Il s’agit de Afif Tibi et Robert Abela J’ai fondé avec ces éminents juristes un Ordre puissant et très actif. Nous essayons depuis de perpétuer cette tradition. Lors de J’affaire du Safir, Mohammed Baalbaki, président de l’Ordre de la Presse et moi-même avons pris une position commune pour défendre les intérêts de la presse.
Notre intransigeance et notre mobilisation nous ont valu l’abolition de deux mesures injustes, l’arrêt provisoire et la suspension administrative, qui consistait à suspendre la parution d’une publication, accusée d’avoir enfreint la loi, jusqu’ au verdict de la Cour de justice dans sa dernière voie de recours. Cette mesure était une véritable entrave à la liberté d’expression.
La collaboration et l’entente entre l’Ordre de la Presse et l’Ordre des Rédacteurs s’effectuent à tous les niveaux, nous veillons à garder une harmonie totale entre les deux organismes afin d’éviter un quelconque litige qui risquerait de nous fragiliser tous les deux.
Notre vocation reste de protéger la presse.
Partagez–vous le pessimisme de certains pour ce qui concerne la liberté de la presse? Malgré les avis contrastés. je suis convaincu que la liberté de la presse reste prépondérante au Liban. Partout dans le monde, l’expérience a montré que les tentatives de museler la presse ont été à chaque fois vouées à l’échec.
Quelles sont les réformes que vous avez apportées à L‘Ordre des Rédacteurs? Une fois élu président de l’Ordre. J’ai pris connaissance des nombreux problèmes dont souffrait cet organisme. Et c’est surtout durant le mandat de Fouad Chéhab que nos diverses revendications ont été entendues par l’Etat. Depuis, tout membre de l’Ordre a droit à la sécurité sociale ainsi qu’à des abattements fiscaux de 50% sur les tarifs des communications téléphoniques locales, de 25% sur les internationales, à une exemption des taxes municipales, à une réduction de 50% sur les tarifs de transport aérien. Plus récemment le ministre des Finances Ali Al Khalil a même annulé les impôts sur les appointements des journalistes.
© Archives Melhem Karam
Assemblée de l’Ordre des Rédacteurs, 1960. Adli Hage, Georges Chami, Gaby Haddad, Hassan Fakhr, Chafic Daher, Wafic Tibi, le trésorier Elias Karam, le président Melhem Karam, Ali Hachem, Zakaria Kharsal, Edward Bassil, Antoine Seif.
Vous avez interviewé quarante–six personnalités internationales, rois; chefs d‘Etat et princes. Qu’avez–vous tiré de ces rencontres? II est essentiel pour un journaliste d’entretenir de bonnes relations avec un chef d’Etat et de ne jamais l’embarrasser… En effet, lors d’un entretien avec le président égyptien Anouar Sadate, je lui avais posé une question en relation avec la libération d’Ali Sabri. Lorsque le président lut l’interview avant sa publication, il supprima dix questions et leurs réponses. Je n’ai pas protesté, il faut tenir compte de certains impératifs et situations délicates avec les chefs d’Etat, gagner l’amitié d’un président est un honneur, puisqu’il représente tout un Etat. J’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs hautes figures politiques dont les présidents Jacques Chirac, Valéry Giscard-d’Estaing, Kurt Waldheim.
Ya-t-il un chef d’Etat auquel vous lie uneamitié personnelle? Sa Majesté le roi Fahd, le président Hosni Moubarak, l’Emir du Koweit Cheikh Jaber Ahmad Al Sabbah. J’entretenais des relations cordiales avec le président Hafez Assad que j’ai interviewé à trois reprises. J’avais l’intention de rencontrer le Saint Père, l’une des figures les plus marquantes de ces vingt dernières années mais l’entretien a été annulé en dernière minute. L’amitié avec de grandes personnalités est importante mais celles qui vous lie à des anonymes, plus durable, n’est pas moins précieuse. Vos amis vous soutiennent dans vos moments de crise.
Quelle personnalité vous a le plus marqué? Le roi Hussein de Jordanie était un homme cultivé et lucide. Il avait une extraordinaire perception de la situation qui prévalait au Proche-Orient, et savait gérer les conflits. J’ai aussi rencontré à plusieurs reprises le chancelier autrichien BrunoKreisky dont le patriotisme m’avait vraiment frappé. Il me raconta qu’à l’issue d’un entretien politique, le Premier ministre israélien de l’époque, Golda Meir prit congé par un simple «Shalom», allusion aux racines juives du chancelier qui lui répondit sèchement en allemand, signalant que cette allusion linguistique était la seconde humiliation qu’il subissait après celle de la déportation. Il donnait une brillante preuve de son nationalisme, affirmant qu’il était autrichien avant toute autre chose.
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Le président de l’Ordre des Rédacteurs Melhem Karam et Sa Majesté le roi Abdallah II de Jordanie
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Rencontre avec le Chef d’Etat Egyptien Hosni Moubarak
De nombreux journalistes se sont tournés vers la politique et ont accédé à des statuts importants. Je cite entre autres personnalités le président Charles Hélou et le ministre Bassem Sabeh. N‘avez-vous jamais caressé de tels projets? On m’avait proposé de faire partie de la liste proche du pouvoir, mais j’ai refusé. Si je réussis à peine à répondre aux revendications de huit cents personnes, il est quasi impossible de pouvoir prendre en charge cinq cent mille personnes sans avoir recours au mensonge. En outre, le concept même de la politique au Liban, fondé sur les rencontres sociales et les relations publiques, est complètement erroné.
Votre meilleur scoop? Une amitié authentique et une profonde estime me liaient au président de l’Exécutif Saëb Salam. Un soir alors que j’étais en visite chez lui, Saëb Bey, à l’époque également ministre de l’Intérieur, reçut un coup de fil, laconique, il murmura quelques mots en rapport avec
l’Egypte et des factions armées. Cela suffit au journaliste que j’étais pour tout saisir. On avait retrouvé l’assassin de ]awdat Chabouh, homme d’affaires qui s’était brouillé avec son associé au Brésil. Celui-ci lui fit parvenir un colis piégé. Cette affaire avait choqué tout le pays. Admirant mon flair, le président Salam m’a réservé le privilège des photos en avant-première et une information inédite mais il fallait prendre en considération la réaction du vice-président qui n’était autre que GhassanTuéni du An–Nahar, j’ai donc accepté de publier ce scoop le lendemain matin à la fois dans mon journal Al Bayrak et dans le quotidien An–Nahar.
Vous occupez simultanément plusieurs fonctions. Vous devez forcément vous entourer d’une équipe loyale et compétente.
Pour un président d’Ordre, je détiens le recorddu monde d’ancienneté, avec quarante ans de service ininterrompu. Je dirige cet organisme affilié à l’OU (Organisation Internationale des Journalistes). En ma qualité de vice-président de la Ligue mondiale des journalistes et de la Fédération des journalistes arabes, je veille à protéger les droits des journalistes de tous bords et toutes confessions. Je reste très ému par la loyauté des membres de l’Ordre qui m’ont toujours fait confiance.
Votre longue carrière est jalonnée d‘anecdotes, de moments forts ...Et comment! A ce propos, je me rappelle Josiane Aoun, journaliste à laRevue du Liban qui avait déposé une plainte auprès de l’Ordre contre le directeur de la publication qui avait fait signer à chaque salarié de la Revue une décharge suivant laquelle il reconnaissaitavoir perçu le total du montant de sa retraite.Ce qui n’était nullement le cas. Je suis allé le voir, il a tout nié en bloc, les collègues de Aoun sans même lever le petit doigt pour démentir ou protester ont confirmé ses dires. La jeune journaliste révoltée devant tant delâcheté, s’est levée, déclarant haut et fort àses collègues que s’il y avait un homme dans cette salle, c’était bien elle! Le directeur de la publication s’est empressé de la licencier. Je l’ai donc poursuivi en justice, gagnant facilement le procès et obtenant du coup une indemnité de 3200 livres. Rançon de la gloire: mes photos ont été bannies de la Revue, et puis un jour, j’ai levé l’«embargo» médiatique en devenant tout simplement rédacteur en chef de l’hebdomadaire.
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En famille, de gauche à droite: Saer, Carma (docteur en cardiologie, épouse du cardiologue André Aoun), Melhem, Lili, Karam.
Vos enfants Karam, Carma et Saer portent des prénoms peu courants ...Le jour de la naissance de notre fille Canna, aujourd’hui cardiologue, on s’attendait en fait à un garçon que l’on appellerait Karam, alors nous avons inversé deux lettres et obtenu Canna qui signifie «vigne» en arabe. Mon fils Karamreçu comme le veut la tradition le prénom de son grand-père. Quelques années plus tard, on m’annonça que ma femme avait accouché de notre second garçon alors que je me rendais chez un camarade d’école, Wajih Saadé. J’avais inscrit sur un bout de papier Maher, Saer et Samer, ne sachant pas encore pour quel prénom opter. C’est finalement Wajih qui m’a convaincu de décider pour Saer révolté, parce que c’était un prénom tout à fait nouveau. Propos recueillis par MARCELLE NADIM