Prestige N° 145, Juin 2005

  

«J’ai créé du bonheur autour de moi»

Derrière cette légende impressionnante, qui s’appelle Nicolas G. Hayek, à la réputation de rebelle et provocateur, on retrouve un homme touchant qui a gardé son cœur d’enfant. La vie lui a appris à être méfiant, mais une fois en confiance, il dévoile un personnage plein d’humour, très sympathique et très humain. Malgré sa brillante réussite, il a gardé la même motivation pour le travail et cette force capable de déplacer des montagnes. «Je n’ai jamais travaillé, je me suis amusé toute ma vie», nous avoue Nicolas G. Hayek à Bâle, au cours d’un entretien inoubliable, ponctué de rires et de confidences.

01hayek Nicolas G. Hayek. Président et Directeur du conseil d’administration du Groupe Swatch. Président et Directeur Général des montres Breguet SA. © Archives Nicolas G. Hayek

«Je n’ai jamais travaillé, je me suis amusé toute ma vie.»

M. Nicolas G. Hayek, vous êtes une légende, et au lieu de profiter des choses de la vie, vous continuez, à l’âge de la retraite, à vous lancer des défis, pourquoi?

Je pense qu’il existe une différence entre un manager et un entrepreneur. Un entrepreneur est un artiste qui crée de la beauté, qui crée des richesses nouvelles, qui crée des postes de travail. Avez-vous jamais entendu dire que Picasso s’est retiré? Un artiste ne prend pas de retraite. Personnellement je ne sens nullement le besoin de me reposer. Je me suis amusé toute ma vie. Je m’entends souvent dire: «Dans Forbes vous êtes sur la liste des plus grands milliardaires du monde, pourquoi ne menez-vous pas la dolce vita?» En fait, j’ai une maison au Cap d’Antibes, avec deux piscines. Dans toutes les maisons que je possède, j’ai des piscines fermées où je nage le soir après le travail,  j’aime rigoler… Cela dit, pour moi, la vie c’est de créer de la substance et je suis créateur. J’ai créé du bonheur autour de moi. J’ai créé de la richesse autour de moi. Quand dans les années 80, des usines en détresse, dans plus de 400 villages, soit le tiers de la Suisse, étaient au bord de la faillite, je leur ai proposé un plan de redressement de l’industrie horlogère suisse qui a généré énormément d’emplois, et permis d’améliorer le niveau de vie de nombreuses personnes au bord du chômage. C’est cela la beauté que je crée. Voilà pourquoi je suis une légende, non pas pour l’argent que j’ai gagné. Je suis loin d’être un homme d’affaires. C’est ainsi que je m’amuse, c’est cela ma ­retraite.

Ne pensez-vous pas avoir pris des risques en rachetant, en 1999, la manufacture Breguet?

Les risques calculés, il faut les prendre dans la vie. C’est à l’âge de 25 ans que j’ai pris mon plus gros risque. J’ai voulu créer, moi jeune libanais émigré dans un pays étranger, ne parlant pas encore allemand, une société de consultations, pour offrir mes conseils aux entreprises suisses, ayant en plus à ma charge la responsabilité d’une femme et de deux enfants, je m’étais en fait marié à l’âge de 22 ans. J’ai toujours été le plus jeune dans toutes les réunions de travail, notamment au gouvernement allemand où j’étais le seul étranger dans le groupe stratégique du chancelier allemand Helmut Kohl qui m’appréciait particulièrement et écoutait scrupuleusement mes propos en présence des chefs d’entreprises comme Mercedes Benz, du chef du syndicat des ouvriers, et de grands politiciens allemands. Pour le chancelier Kohl j’étais le petit génie de la créativité.

Qu’est-ce que Breguet a apporté au Groupe Swatch?

Breguet est la marque N˚1 du prestige. Breguet a apporté un trésor au Groupe Swatch. Les spécialistes à l’unanimité confirment que la marque mondiale la plus importante de par son prix, sa qualité, sa valeur, c’est bien Breguet. C’est un joyau que vous pouvez oublier dans un tiroir et revendre par la suite bien plus cher chez Sotheby’s, c’est une énorme force de frappe. La manufacture Breguet est aujourd’hui estimée à 40 fois son prix d’achat grâce à la maîtrise horlogère et au savoir-faire des horlogers. Ceux-ci sont répartis en trois catégories. Le rhabilleur qui répare la montre, l’horloger qui produit la montre et le maître-horloger qui crée les mouvements. Aujourd’hui, le mouvement  enregistré sous le nom de Nicolas G. Hayek fait fureur à Bâle, mes collaborateurs étaient pourtant pessimistes au départ, j’ai heureusement gagné le pari, et ce mouvement est en passe de devenir un hit. Toute une collection allant jusqu’au tourbillon est à présent en cours de production. Les prix varient entre 21.500 FS et 45.000 FS, et bientôt 60.000, 100.000 pour arriver à 350.000 FS dans le mouvement de base “Nicolas G. Hayek”.

32BPZIP CLASSIQUE “La Tradition Breguet” © Breguet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’empire Swatch Group

«Sur plus de 156 manufactures de Swatch Group, il faut deux semaines et quatre hélicoptères pour visiter les 140 usines en Suisse, deux en Italie, trois en France, trois en Allemagne…»

«Nicolas G. Hayek Watchmaking schools»

«Nous avons ouvert des écoles dans le monde entier: en Suisse, en Amérique, en Chine  à l’université de Shanghaï, elles ont été baptisées «Nicolas G. Hayek Watchmaking schools».

«Nicolas G. Hayek Center»

«En plein centre de Tokyo j’ai acheté un terrain à 150 millions de dollars sur lequel je construis actuellement une tour que j’ai confiée au meilleur architecte du Japon et qui me coûtera 40 millions de $. Elle portera le nom de «Nicolas G. Hayek Center».

Pourquoi avez-vous reproduit à l’identique la montre Breguet N˚5?

Abraham-Louis Breguet numérotait toutes ses montres. La montre Breguet N˚5 est une montre de poche terminée en 1794. C’est un exemple parfait de l’esthétique et l’une des rares perpétuelles de l’époque avec cadran guilloché en argent. Je l’ai acquise au cours d’une vente aux enchères chez Sotheby’s à New York, pour 1.2 million de F.S. Un important chef d’Etat l’ayant remarquée dans notre catalogue a insisté pour l’acheter; c’était une automatique. Je ne voulais pas la vendre, je lui ai proposé de lui refaire une identique. Il en a commandé quatre. Les meilleurs maîtres-horlogers de Breguet l’ont démontée et ont pu parachever une nouvelle en dix-huit mois. Entre-temps notre client nous a commandé deux autres à remontage manuel. Il aura payé au total huit millions de francs suisses.

«A-L. Breguet était un entrepreneur qui savait parler aux grands de ce monde»

Quelle est l’énigme de la montre Marie-Antoinette?

C’est en 1783 que cette montre, la plus complexe de son époque, comportant toutes les fonctions horlogères alors connues, est commandée chez Breguet par un amant à la reine Marie-Antoinette. Hélas la reine est guillotinée et ce n’est que quarante-quatre ans après la commande et quatre ans après la mort de Abraham-Louis Breguet que la fameuse montre est terminée. Si Marie-Antoinette n’avait pas péri en 1793 elle aurait reçu sa montre à l’âge de 73 ans. La montre changea plusieurs fois de propriétaire avant d’appartenir à Sir David Salomons. Après son décès, sa fille Vera Salomons, en fait don au musée L.A. Mayer Museum for Islamic Art à Jérusalem, où elle est cambriolée en avril 1983. J’ai eu l’idée d’offrir 10 millions de dollars pour la récupérer, mais j’ai changé d’avis pour éviter les probables conflits avec le musée et l’assurance… Je vais reproduire dans nos propres ateliers le mouvement de la montre. Cela ne sera pas si simple du moment que nous n’avons plus le modèle, comme le N˚5, pour l’exécuter. J’ai fait appel aux meilleurs maîtres-horlogers du monde qui travaillent en ce moment à partir de photos et descriptions que nous avons en notre possession.

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© Breguet

 
Breguet N˚160.
La montre la plus compliquée jamais fabriquée par A.L. Breguet était destinée à la reine Marie-Antoinette.
 
  

Quelques prestigieux

clients de A-L. Breguet

La reine Marie-Antoinette

Napoléon Bonaparte

Le tsar Alexandre 1er

Charles Maurice Talleyrand

Le roi George IV d’Angleterre

Friedrich-Wilhelm II, roi de Prusse

Les rois Louis XVI et Louis XVIII

Charles IV roi d’Espagne

Le duc de Wellington

La princesse Caroline Murat

Sir Winston Churchill

M. Nicolas G. Hayek, pourquoi Breguet, célèbre pour son mouvement Tourbillon et son spiral, communique-t-il pour la femme?

(Un grand sourire complice). C’est l’intuition de l’entrepreneur. J’ai compris depuis longtemps que 62 à 65% des montres que nous vendons sont achetées par des femmes. Elles achètent pour elles-mêmes et pour leurs hommes, dont elles influencent le goût. Il fallait donc les faire entrer dans l’univers de Breguet. J’avais noté que Breguet, hormis la montre de poche Marie-Antoinette, fabriquait peu de montres féminines. Le modèle homme était réédité en petit format, en y ajoutant quelques diamants. J’ai alors développé la montre femme, la «Reine de Naples». Au départ, rien que mécontentement autour de moi, considérant ce projet, en forme d’œuf, de la pure folie. J’ai demandé à un dessinateur italien, extrêmement compétent d’exécuter le dessin demandé. «C’est beau, mais ce n’est pas Breguet» j’entendis dire. Finalement lorsque la «Reine de Naples» a été exposée à Bâle, l’écho fut très favorable. De passage à Genève, devant la boutique des ambassadeurs, la reine Nour de Jordanie est tombée sous le charme de cette montre et n’a pas hésité à se la procurer. En Russie, une exposition tenue au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg a enregistré une affluence record, 250.000 amateurs y ont défilé pendant des mois; c’était l’événement marquant de la saison culturelle européenne. Les Russes, hommes et femmes sont passionnés de montres Breguet.

34APA La Reine de Naples © Breguet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avez-vous des usines en Chine?

En Chine à part les montres, nous travaillons des lasers, des quartz, des pièces électroniques. Une nouvelle montre vient d’être lancée à New York par Bill Gates et mon fils, et je ne vous cache pas que l’ex PDG de Hewlett Packard a, durant une conférence aux Etats-Unis, à Las Vegas, avoué que le Swatch Group est le plus grand spécialiste au monde de la miniature électronique. Nous fabriquons aussi des pièces pour l’automobile, des mouvements pour l’horlogerie chinoise. Il faut dire que les Chinois produisent des montres à seulement 5 FS, ils font des profits de 100 millions puis reviennent acheter des montres du Groupe Swatch à 300.000 FS.

Nicolas G. Hayek, roi de l’horlogerie, vous changez de stratégie. Avec les bijoux Breguet, Léon Hatot, Omega et Swatch, vous entrez en force dans le marché de la bijouterie, alors qu’en général c’est la joaillerie qui vient vers l’horlogerie.

Si l’on évalue le potentiel du marché de l’horlogerie à 45 milliards d’euros, celui de la bijouterie est évalué à plus de 500 milliards d’euros. Le marché des bijoux est un marché porteur. Les bijoutiers qui entrent dans le monde de l’horlogerie viennent se procurer chez moi des pièces pour leurs montres, alors que c’est dans nos ateliers que nous créons nos bijoux. Le sertissage des bijoux et des montres est pratiquement le même. Au départ, nous faisions exécuter ce travail en dehors de la Suisse, aujourd’hui un sertissage ultra perfectionné se réalise dans nos propres ateliers. En plus, un bijou et une montre se vendent dans la même boutique, et nous avons déjà notre système de distribution. Il est rare d’entendre une femme dire qu’elle a assez de bijoux, alors que nombreuses d’entre elles avouent avoir assez de montres. Les femmes ont été mes plus grandes alliées durant toute ma vie. Je voudrais que les femmes se réjouissent d’entrer dans mes boutiques. Aujourd’hui les femmes travaillent, et gagnent leur propre argent, elles deviennent plus autonomes. D’ailleurs parmi les huit membres de la direction générale du Groupe, il y a deux femmes, notamment Arlette Emch. Elle a lancé les montres fashion de Calvin Klein qui ont enregistré une progression de 45%. C’est elle qui dirige le département «bijoux» du groupe baptisé DYB (Dress Your Body) avec un chiffre d’affaires de 200 millions de FS. Pour avancer, il faut investir. Pour continuer à rester le numéro Un mondial en montres et en prestige, il faut investir dans les bijoux.

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© Breguet                                                                               © Archives Nicolas G. Hayek

                                                                                                 
Bijoux Breguet.                                                                    Cindy Crawford et Nicolas G. Hayek

Collection Reine de Naples.                                  

«Les femmes ont été mes alliées durant toute ma vie».

Avez-vous parfois été déçu de recevoir de l’ingratitude en retour?

L’ingratitude fait partie de la nature humaine. Mais il y a beaucoup d’amour autour de moi. Tous les honneurs m’ont été donnés. Il est rare qu’un homme soit reconnu au cours de sa vie. Je suis officier de la légion d’honneur, citoyen d’honneur du canton de Berne; j’ai été honoré par les Allemands, les Suisses, les Anglais, les Autrichiens. D’ailleurs le Premier ministre suisse a un jour déclaré: «Voilà l’homme qui a sauvé la Suisse.»

Avec toutes ces responsabilités, trouvez-vous le temps pour vous relaxer?

Je refuse d’aller aux cocktail-parties, depuis déjà mon tout jeune âge où, au Liban, mon oncle et ma tante m’incitaient à les accompagner à des réceptions, costumé et cravaté, et où les invités bavardaient sans même écouter leurs interlocuteurs. De toute façon je rédige un livre biographique où je raconte tous ces souvenirs qui m’ont marqué. Ici, le gouvernement suisse désespère de me voir à des cocktails. D’un autre côté, je n’entre pas dans les conseils d’administration des grandes sociétés comme la Swissair et les banques, mais uniquement dans le conseil d’administration des écoles polytechniques, d’intérêt public et dans les commissions de la Communauté Economique Européenne, quoique la Suisse ne fait pas partie de la CEE, puisque c’est là où je peux aider. Moi j’aime la substance, je refuse la superficialité. On m’a déjà octroyé plusieurs titres: le roi, l’empereur, et tout récemment le seigneur de l’horlogerie. Je pense que je suis très aimé en Suisse.

M. Nicolas G. Hayek, vous êtes suisse, d’origine libanaise, quels souvenirs gardez-vous de votre pays d’origine?

Il y a toujours les bons et les mauvais souvenirs. Commençons par les mauvais. C’est la société élitaire beyrouthine qui m’a fait le plus de tort, cette société pour laquelle rien ne comptait que l’argent, les chicaneries et les cocktails. Mais où est le feeling civique pour le Liban? L’important c’était de savoir qui était le plus fortuné. Ce manque de substance dans cette société me révoltait. Ma mère, originaire de Chekka, née Tamer, était malheureuse parce que ses frères avaient plus d’argent qu’elle. J’avais alors douze ans et elle me considérait déjà comme l’homme de la maison remplissant quelque peu l’absence de mon père qui à cause de la Seconde Guerre mondiale était mobilisé dans l’armée. Assez fortuné à l’époque, mon père vendait chaque année une parcelle de ses nombreux terrains pour subvenir aux besoins grandissants de ses trois enfants. Je garde de formidables souvenirs de Bechmizzine, le village de mon père où j’allais les week-ends alors que ma mère préférait les lieux chics comme Aley et Broumana. Je me rappelle des habitants du village prenant leur petit déjeuner de bon matin devant leur maison. J’aimais récolter le blé, et les olives à proximité. Je me sentais bien, là où il y avait des chevaux et des arbres. D’ailleurs, lorsque j’ai reçu une lettre d’un cousin éloigné et ami me  sollicitant une aide pour l’école et une bourse pour des étudiants de mon village, j’y ai participé de tout cœur, discrètement. Je n’aime pas en parler, le Swatch Group avait également envoyé pour les sinistrés du tsunami 2 millions et demi de francs suisses.

32APH Marcelle Nadim, Nicolas G. Hayek, Maria Nadim. © Prestige

 

«J’adore la substance, je refuse la superficialité» 

N’avez-vous pas envie de retourner au Liban?

Ma femme et mes enfants se sont déjà rendus au Liban, ma fille Nayla a même demandé un passeport libanais. A vrai dire, cela fait 56 ans, depuis 1949, que je n’ai plus été au pays, en dépit du titre de docteur honoris causa que l’Université Américaine de Beyrouth a voulu me décerner il y a deux ans, et avait souhaité alors que je donne un discours d’entrée. Franchement j’appréhende d’y aller pour ne pas être contraint de refuser toutes les invitations qui se feront en mon honneur. Ils voudront me porter aux nues. Je ne veux pas être honoré parce que je suis riche. Moi je suis un homme normal.

Propos recueillis à Bâle par Marcelle Nadim 

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