Prestige N° 153, Février 2006
Dans son domicile aussi chaleureux que son cœur, Najwa Karam, nommée à juste titre princesse de la chanson libanaise, me conquiert, dès les premiers instants de notre rencontre, tant par sa douceur que par sa grande culture. Au cours de cet entretien à cœur ouvert avec cette grande vedette adulée des Libanais, Prestige découvre une femme à la sensibilité à fleur de peau, amoureuse de son métier et de son Liban pour qui elle chante de toute son âme et de sa voix sublime. Armée d’une personnalité remarquable, d’une gentillesse débordante, et dans une langue arabe des plus poétiques, elle répond à mes questions sur un ton aussi affable qu’imposant.
© Archives Najwa Karam / Photo: David Abdallah
Photo de son album Keber el Hob
Najwa Karam, quels souvenirs gardez-vous de votre enfance? Toute mon enfance est un merveilleux souvenir. Je l’ai très bien vécue. Ce qui n’est pas le cas chez un grand nombre d’enfants aujourd’hui. Il est vrai que je n’avais jamais obtenu tout ce dont je rêvais, mais cela me poussait heureusement à apprécier le plus petit cadeau. Lorsque je remonte dans le temps et regarde en arrière, j’aime bien la petite Najwa, la fillette espiègle que j’étais.
Vous avez abandonné l’enseignement pour la chanson. Les deux métiers sont une mission. Dans l’enseignement, l’éducateur forme des enfants et les prépare pour constituer la société et la génération future. La culture c’est l’avenir. A l’instar de l’enseignement, l’art est une vocation mais cette fois ce n’est pas au sein d’une petite classe, c’est dans une cour mondiale où l’artiste se prête à un jeu raffiné et sélect. L’art-mission doit absolument représenter l’image civilisée du pays. A mon avis, l’art est la chose la plus noble dans la vie.
Pourquoi avez-vous choisi l’enseignement au départ? Issu d’un milieu très conservateur, mon père exigeait que je reste dans le domaine des études et de l’enseignement. En toute franchise, je me suis introduite dans le monde de la chanson contre sa volonté. Je suis convaincue que lorsque Dieu trace le destin de l’homme, rien ne peut le changer. Avec le temps, j’ai prêté le serment de m’engager à donner à l’art le meilleur visage.
Quelle était la réaction de votre père quand vous lui avez annoncé votre volonté d’embrasser une carrière artistique? Tout d’abord, à l’initiative de ma grande sœur qui vivait à Beyrouth, j’ai participé à une émission télévisée intitulée: Layali Loubnan, dont le thème est semblable à celui de Studio Al Fan. Quelle a été la surprise de mon père, en me voyant sur le petit écran! Il a finalement accepté ma décision d’embrasser une carrière artistique, après tous les compliments et les encouragements du jury qui a estimé que mon talent mérite bien une place sur la scène artistique libanaise. Par ailleurs, l’ambiance familiale m’a beaucoup aidée et incité mon père à se sentir concerné par la mission que j’ai choisie. Après le succès que j’ai enregistré à Layali Loubnan et plus précisément dans la catégorie de l’art folklorique libanais, j’ai suivi deux ans de vocalise et de solfège chez le regretté Zaki Nassif, puis deux autres chez Fouad Awad, avant de collaborer avec de grands compositeurs tels que Elie Choueiri, Ihsan el Mounzer, Nour el Mallah, Georges Yazbeck… Je suis ainsi parvenue à tracer une voie artistique signée Najwa Karam que j’ai voulue unique et non pas une copie d’autres artistes.
Quel est le secret de votre modestie malgré votre succès fulgurant? Le vrai artiste c’est celui qui escalade l’escalier marche par marche d’une façon saine et authentique, sachant que la prétention ne le mènera nulle part. Il doit toujours se remettre en question, quel que soit son succès. Il doit se débarrasser des habits de sa gloire avant de rentrer chez lui, pour pouvoir démarrer à nouveau. Garder les pieds sur terre est le chemin le plus sûr vers la réussite.
Vous êtes la princesse de la chanson libanaise et vous assumez la responsabilité de la promouvoir dans le monde. Ce fardeau ne vous est-il pas pesant? Je crois beaucoup en mon métier et j’ai beaucoup de confiance en ma patrie. Je suis également convaincue que, pour persévérer, l’artiste doit avoir une cause en laquelle il croit fermement et qu’il défend, sinon il s’éclipsera vite.
Il faut dire que le folklore libanais est ma cause. A mon avis, le pays qui n’a pas de folklore n’a pas de patrimoine et, avec le temps, la pluie viendra effacer ses traces. Les fondations de Baalbeck sont bien solides, sinon les intempéries les auraient arrachées de leurs racines. Idem pour la pyramide qui, si elle était mal bâtie, n’aurait pas pu affronter les caprices des siècles. J’ai donné ces exemples pour dire que nous avons besoin de base et le folklore en est une. Cette responsabilité me pousse toujours à choisir le meilleur sur le plan paroles et musique. Cela dit, satisfaire les différents goûts du public n’est guère une tâche aisée. Aussi la continuité est, en elle-même, un processus très dur. Pour toutes ces raisons, je cherche à allier dans mon répertoire le passé et le présent en vue de continuer et de pouvoir persévérer.
La chanson en dialecte libanais arrive-t-elle facilement au public arabe? Il y a des années, le dialecte libanais était presque incompréhensible dans les pays arabes, contrairement à l’égyptien qui entrait dans toutes les maisons grâce au cinéma égyptien. Aujourd’hui, à l’époque des satellites où le monde est devenu un village global, ce n’est plus le cas. Le dialecte libanais attire désormais tous les publics du Moyen-Orient.
Pourquoi n’avez-vous pas essayé, à l’instar d’autres vedettes, de chanter en égyptien? J’ai réussi ma carrière grâce à la chanson libanaise qui est ma spécialité. C’est la raison pour laquelle j’essaie de ne pas glisser en chantant dans un autre dialecte et de ne pouvoir rencontrer le succès qui m’accompagne dans mon chemin artistique.
On dit que l’«amira» Najwa occupe une place de choix chez Rotana. Pourquoi? (Ndlr: cette question a coïncidé avec l’arrivée du directeur général de Rotana Salem el Hindi). Par hypothèse, toute relation, basée sur le respect, au-delà des intérêts personnels, persévère. Celle qui existe entre le chanteur et la maison de production ne déroge pas à la règle. En affaires, il faut laisser de côté les relations amicales, afin de permettre aux parties concernées de poser leurs conditions respectives. En cas de clause défectueuse, l’amendement du contrat est la solution la plus simple. Rotana et moi n’avons rien à craindre, l’estime et le respect mutuel étant nos principales locomotives.
Quelles sont les conditions qui font une star? Le talent est une condition majeure, ainsi que la présence sur scène et le respect de soi-même et des autres.
Et qu’en est-il de la beauté physique pour une star? Valeur universelle appréciée par tout le monde, la beauté physique peut être provisoire. Car, en fin de compte, c’est la belle voix qui s’impose.
Parlez-nous de votre nouveau CD et le vidéo-clip que vous préparez avec le réalisateur Saïd el Marouk? Mon album Keber el Hob est plein d’amour. L’amour représente énormément pour moi. J’ai déjà tourné en vidéo-clip Bhebbak wallaw et Bkhaf Min el May. Partant de là, j’avoue que je ne me considère pas comme une «chanteuse de vidéo-clips» malgré la place de choix que cet art occupe actuellement sur la scène audiovisuelle. Cependant l’artiste qui n’apprécie guère le play-back préfère se produire devant son public avec qui il a un contact direct. Parfois quand je choisis certaines chansons pour les tourner en vidéo-clip, je me culpabilise à l’égard des autres chansons qui n’auraient peut-être pas le même écho. J’ai donc évité pendant deux ans consécutifs les vidéo-clips.
Chaque année votre public attend votre nouvel album en mai, pourquoi ce retard? La situation politique et sécuritaire au Liban n’était guère encourageante. Et nous, les artistes, étant concernés comme tout le monde, nous ne risquons pas de sortir un album au moment où tout le peuple libanais est plongé dans la tristesse et la douleur.
Quel souvenir gardez-vous de votre collaboration avec Wadih Safi lors de la chanson«Wa Kberna ya bayeh»? Ce duo est un véritable chef-d’œuvre, il constitue la plus belle empreinte de ma carrière artistique.
Collaborer avec le grand Wadih Safi est une expérience des plus fructueuses. Wa Kberna est une œuvre très précieuse qui a enrichi mon répertoire. C’est un rêve qui m’a accompagnée toute ma vie et que j’ai pu enfin réaliser. Par ailleurs, cette chanson porte en elle-même un message dans notre société orientale sur la relation père-fille où le dialogue entre les deux est souvent absent. Le but de ce single est de rappeler à chaque père que sa fille, à un certain moment, n’est plus une enfant, mais une adulte qui confronte la vie et aime au grand jour avec sa bénédiction. La mission du père est donc de lui montrer le bon chemin.
Qui a été votre idole? Sur le plan personnel, c’est ma mère. Je respecte sa patience et sa façon de résoudre les problèmes de la vie avec le sourire, la simplicité et le calme. Sur le plan artistique, c’est incontestablement Sayidé Feyrouz avec sa voix unique et sa grandeur. L’école de Feyrouz n’est pas seulement une chanson, c’est une œuvre colossale, elle fait ma fierté.
Vous aidez les enfants défavorisés à Zahlé… J’attache une grande importance à l’éducation notamment à celle des jeunes, car la culture efface les vices: la haine, le vol… celui qui hait n’est pas intelligent et celui qui vole est dépourvu de culture. L’éducation inculque les bonnes manières et arme la personne de grandes valeurs morales.
Le fait de n’avoir pas d’enfant vous laisse-t-il un vide dans votre vie? J’aime bien avoir des enfants. Mais il faut d’abord se sentir en sécurité pour pouvoir assurer leur avenir. D’autre part, je vis à présent une paix intérieure et je ne veux à aucun prix introduire un compagnon dans ma vie qui viendra troubler cet état de tranquillité.
Quelles sont les valeurs auxquelles vous êtes attachée? Les valeurs orientales telles l’hospitalité et la générosité. Je respecte la femme digne dans son amour et dans sa relation avec son bien-aimé. Par ailleurs, j’apprécie chez l’homme oriental le courage et l’intelligence. Les Orientaux sont connus également pour leur sentiment de famille. Une grande valeur à laquelle nous nous attachons jalousement. Autre valeur non moins importante: le patriotisme.
Qu’est-ce que l’amour représente pour vous? L’univers est basé sur l’amour. C’est le début et la fin. Un homme sans amour est un vrai malade et un fardeau pour les autres.
Vous êtes une femme romantique qui aime aimer et être aimée. Croyez-vous encore à l’âme sœur et au grand amour? Certainement. L’amour existe. Mais ce qui peut entraver ce noble sentiment, ce sont les comportements et le mauvais traitement.
Votre célébrité fait-elle peur aux hommes? Assurément, s’ils n’ont pas de personnalité et pas de confiance en eux-mêmes! En revanche, si un homme est sûr de lui, eh bien il serait fier de moi.
Pensez-vous un jour vous retirer du monde de la chanson? Je crois bien. L’artiste doit quitter la scène au sommet de sa gloire dès que l’image de son art commence à ternir. Il sera injuste envers lui-même et envers l’art qu’il avait déjà présenté à son public s’il s’obstine à poursuivre son parcours artistique. Il faut respecter l’art et lui rendre sa noblesse, sinon il vaut mieux changer de cap, ou tirer sa révérence à temps.
Zahlé est connue pour sa richesse artistique et culturelle, comment expliquez-vous ce phénomène? Cela est peut-être dû au fleuve du Bardawni qui nous donne cette beauté et ce lyrisme (sourire). En effet Zahlé est riche en talents comme d’autres régions dans le monde d’ailleurs. Il est vrai que beaucoup de Zahliotes ont eu leur part dans le monde de la poésie, de la littérature et des arts.
Qu’est-ce qui rend Najwa Karam heureuse? Tout ce qui est beau, sincère, simple et authentique.
…Et malheureuse? L’infidélité. Cette attitude négative m’horripile et me fait souffrir, moi qui donne de tout mon cœur sans jamais rien demander en retour.
Auriez-vous des regrets? Pas vraiment. Je tire des leçons positives des fautes que j’ai commises. Tout cela entre dans le cadre de l’expérience et l’enrichit.
Votre dernier mot. J’aimerais dire à vos lecteurs distingués et remarquables, à l’image de votre mensuel auquel je souhaite un prestige indétrônable, que je tâcherai toujours d’être à la hauteur de leurs aspirations.
Propos recueillis par MARIA NADIM