Prestige N 10, Mars 1994
Silhouette sportive, prunelle verte et regard pétillant de malice, l’élégance à fleur de peau et l’humour aux coins des lèvres, le Amid vient de fêter ses quatre fois vingt printemps. Raymond Eddé, un personnage hors du commun, étonnant de présence et de force, surprenant de simplicité pour quelqu’un qui possède la grandeur et l’authenticité d’un meneur d’hommes, un être intelligent, entier, débordant d’une ardeur intacte.
© Tony Hage
Une odyssée politique initiée en 1949 et transcendée par un exil volontaire.
Raymond Eddé ne se hâtait point de suivre la voie tracée par son père; la politique n’intéressait pas ce brillant avocat
Né à Alexandrie le 15 mars 1913, fils d’Emile Eddé, premier président maronite de la République Libanaise, leAmid fit ses études secondaires chez les Pères Jésuites à Beyrouth et ses études de droit àla Faculté de la rue Huvelin où il obtint sa licence en 1934. Plusieursfois député et ministre, il est depuis 1949 président du parti du Bloc National, fondé par son père en 1943. Devenu le symbole de la résistance à toutce qui pouvait nuire au pays, il fut l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat durant sa carrière politique, dont les deux dernières à un mois d’intervalle devant son domicile. Il nous raconte l’exil qu’il s’est imposé délibérément suite à ces attentats. «Le 22 décembre 1976, je reçus la visite de l’ambassadeur d’Egypte qui me transmit une invitation d’Anouar Sadate pour me rendre au Caire. J’ai accepté.
Le président égyptien m’a demandé de ne pas rentrer au Liban, convaincu qu’il y aurait une nouvelle tentative àmon encontre. Il me montra une liste de Libanais à éliminer. Les noms de Kamal Joumblatt et de Raymond Eddé figuraient en premier, suivis de plusieurs personnalités qui ont été par la suite effectivement assassinées. Chargé d’une mission au Quai d’Orsay par le président Sadate, je suis arrivé à Paris le 4 janvier 1977 et je m’y trouve depuis plus de dix-sept ans!»
© Archives Raymond Eddé
Raymond enfant, sur les genoux de son père, le président Emile Edde.
Prenez-vous, depuis, les choses moins à cœur? Je prends les choses à cœur de la même façon qu’auparavant; je défends avec la même ardeur mes idées et mes points de vue. Mon pays est ma principale préoccupation.
Dès le début de ma carrière politique, je décidai de compter ma valeur au nombre de mes ennemis et je peux vous assurer qu’ils sont nombreux.
Comment vous définissez-vous en tant qu‘homme politique? Racontez-nous votre parcours. «Jeune, la politiquene m’intéressait guère, je ne voulais surtout pas vivre 1’expérience de mon père qui étaittout le temps assailli par une foule nombreuse de quémandeurs qui remplissait la maison et restait jusqu’à des heures avancées de la nuit. Je voulais profiter de ma jeunesse et de ce que la vie avait à m’offrir. A cette époque,je faisais un stage en qualité d’avocat à l’étude de mon père avant qu’il nesoit élu président de la République. J’ai d’ailleurs continué à exercer maprofession après son élection, en ne plaidant que devant les tribunauxmixtes. J’avais beaucoup de temps libre que je consacrais à la chasse qui était ma grande passion. Cela m’a permis d’ailleurs de parcourir le pays de long en large, jusqu’au plus profond de nos villages frontaliers, de connaître sa géographie et les différentes mentalités de ses habitants. J’ai commencé ma carrière politique en 1943 lors des fameuses électionslégislatives qui décidèrent de l’avenir du pays. J’ai été chargé de m’occuperde la région de Jbeil, dont nous sommes originaires, plus précisément du village de Eddé dont nous portons le nom. A l’époque, il y avait très peu de routes et je faisais tout le reste du trajet à pied avec Angelo, un costaud habillé en cherwal, qui me portait à califourchon quand le passage devenait impraticable. En ce temps là, personne ne me connaissait encore. Je n’étais que le fils de l’ex-président de la République. Voilà comment je fuscontaminé par la politique qui, à mon sens, est la pire des drogues dont il est difficile de guérir. En 1947, j’ai organisé les élections législatives à Jbeil. Elles ont été honteusement falsifiées. Elles ont pour nom: «Les élections truquées du 25 mai». Mon père Emile, bien évidemment a échoué. En 1949, il décède et c’est ainsi que je fus élu contre ma volonté et victime de mon droit d’aînesse, Amid du Bloc National Libanais. Aussitôt après,je décidai de fonder avec Camille Chamoun et Kamal Joumblatt un front national d’opposition provoquant un soulèvement populaire généralisé et une fermeture totale de la capitale pour trois jours, à la suite de quoi, le président El Khoury démissionna.
C’était le 18 septembre 1952. En1953, j’ai été élu député de Jbeil. En 1958, je fus nommé, au temps du président Fouad Chéhab, ministre de l’Intérieur. J’avais plusieurs portefeuilles car nous n’étions que quatre ministres: ce fut le fameux «Gouvernement des Quatre» composé de deux sunnites et de deux maronites. Aujourd’hui, il Y en a trente! Le gouvernement effectua de grandes réformes grâce au président Chéhab; néanmoins, je fus contraint de démissionner en octobre 1959 car je ne pouvais plus empêcher la mainmise du deuxième bureau sur mon ministère. Je fus nommé à nouveau ministre par le président Charles Hélou en 1968. Il s’agissait également d’un gouvernement d’exception avec la même composition que le précédent (deux sunnites et deux maronites). De même, j’avais plusieurs portefeuilles le principal étant celui des Travaux Publics.
C’était l’année où un commando israélien avait attaqué l’aéroport de Beyrouth, détruisant treize avions libanais. J’avais pressenti cette agression suite à l’offensive menée par deux terroristes palestiniens contre un avion israélien en stationnement à l’aéroport d’Athènes. La radio de Tel-Aviv qui diffusait la nouvelle, annonça qu’elle tenait le gouvernement libanais pour responsable. Prévoyant une attaque imminente, j’avertis le directeur de l’aéroport, Edmond Ghosn, afin de prendre immédiatement les mesures nécessaires. Le lendemain, je fis part de mes inquiétudes au Conseil des ministres et insistai pour obtenir l’aide de l’armée en vue d’assurer la protection de l’aéroport. Abdallah El Yafi, alors Premier ministre refusa. Le soir même, en date du samedi 28 décembre1968, un commando de l’armée israélienne atterrit clandestinement non loin des pistes et détruisit la quasi totalité de notre flotte commerciale».
Fort heureusement, j’avais pris les mesures civiles qui relevaient de ma compétence. Ainsi, le personnel et les voyageurs n’ont pas été atteints. Suite à cette agression, je démissionnai du gouvernement le 9 janvier 1969, ce dernier ayant refusé d’adopter ma proposition de demander au Conseil de Sécurité d’envoyer des forces de l’ONU à la frontière libano-israélienne, afin d’empêcher de nouvelles attaques et de faire respecter la Convention d’Armistice. Ces forces envoyées finalement dix ans plus tard, après l’invasion israélienne du 15 mars 1978, sont aujourd’hui inefficaces».
© Archives Raymond Eddé
Session parlementaire en vue du vote d’un projet de loi.
«En 1956, je fis voter la loi instituant le secret bancaire au profit des déposants»
Un combat loyal el courageux pour les libertés en tant qu‘homme politique. Et en tant que législateur, vous avez présenté plusieurs propositions de lois qui ont été adoptées pour la plupart. Parlez-nous du vote de ces lois que vous avez obtenu.
«Effectivement en 1953, j’ai soumis au président de la République Camille Chamoun, avec mon ami Mohsen Slim un projet de décret-loi sur l’enrichissement illicite des fonctionnaires et des personnes bénéficiant d’un mandat public, tels que les présidents de la république, du conseil, les ministres et les députés. Le décret-loi n° 38 du 18 février 1953 qui fut adopté, n’a jamais été appliqué; ce qui favorisa la corruption à tous les niveaux de l’administration et de la classe politique. En 1954, j’ai obtenu le vote de la loi libérant les loyers des immeubles qui posséderaient l’ascenseur, le chauffage central ainsi qu’un concierge. Cette loi provoqua la construction de milliers d’immeubles. Il n’y avait que cinq immeubles dans tout Beyrouth, qui
bénéficiaient de ces trois éléments. Puis en 1956, ce fut la loi instituant le «secret bancaire absolu» en faveur des clients des banques. En 1959, le Parlement approuvait mon projet de loi supprimant les circonstances atténuantes en cas d’homicide volontaire, les excuses absolutoires étant toutefois maintenues. Fut également voté la loi suspendant l’impôt sur le revenu agricole pour cinq ans et qui estdepuis renouvelée. En 1961, il Y eut la loi instituant «le compte-joint» complémentaire au «secret bancaire» permettant notamment d’hériter légalement d’avoirs bancaires sans payer aucune taxe et aucun droit de succession. En 1971, ce fut la loi permettant à tout prévenu de se faire assister d’un avocat devant le juge d’instruction militaire. En 1972 fut votée la loi sur la réquisition de l’armée pour le maintien de l’ordre intérieur qui fixe les cas de réquisitions et interdit l’intervention de l’armée dans les opérations électorales; enfin en 1974, la loi rendant le tribunal civil seul compétent en matière de délit de presse et supprimant la détention préventive».
© Archives Raymond Eddé
Raymond Edde entouré de Kamal Joumblatt et Rachid Karamé.
Vous avez posé votre candidature à la présidence de la République plus d’une fois. La première était en quelle année et seriez-vous candidat pour les prochaines élections?
«La première fois, c’était en 1958. J’ai été le seul à oser poser ma candidature à la présidence de la République contre le général Fouad Chéhab qui était, à cette époque, commandant en chef de l’armée libanaise. J’estimais qu’il fallait éloigner les militaires de la politique. J’ai réussi à mettre en ballotage le général qui ne fut élu qu’au second tour. Ceci ne l’empêcha pas d’ailleurs après l’échec de son premier gouvernement de faire appel à moi pour faire partie d’un nouveau cabinet. Depuis, à chacune des élections présidentielles, mon parti tient à ce que je pose ma candidature».
Faire ce que l’on veut mais le faire avec passion, est-ce là la clef du succès? «D’après mon expérience personnelle, on peut être instruit, sérieux et passionné sans pouvoir pour autant atteindre son but. Dans la vie, il y a un important pourcentage de chance: je l’évalue à un minimum de 80%. Je crois au destin, à la chance et à la malchance».
Donc, d’après vous, nous ne pouvons pas être les maîtres d‘œuvre de notre destin? «On peut améliorer notre existence. Platon a dit: «L’homme est intelligent parce qu’il a une main». A sa naissance, l’homme est doté d’intelligence, il peut la développer à tout moment. Il peut donc changer en partie le cours de son destin».
Quelle est votre philosophie de la vie? «Ma philosophie consiste à prendre la vie comme elle est, même si elle n’est pas rose tous les jours».
A l‘ère de la bombe nucléaire, de la Pollution, du sida, du stress et de l‘ordinateur, chacun voit le monde avec ses yeux à travers ses émotions, comment le voyez-vous? «Tous ces faits nous dépassent. Je trouve que le sida est une injustice. Des prêtres et hommes religieux ont dit que ce fléau mettrait fin au libertinage qui sévit et consoliderait les liens du mariage».
Quant à la bombe nucléaire, elle représente le produit de l’intelligence humaine; dans cette optique d’ailleurs, on ne peut être qu’en admiration. La violence elle, a toujours existé. Le stress, phénomène très répandu, est la rançon de notre civilisation».
Nous allons aborder un chapitre loin des soucis politiques. Parlez-nous de votre enfance, de vos relations avec vos parents, de vos souvenirs et de vos nostalgies. (Là, le Amid se lève, ouvre un tiroir et sort la photo d’un homme imposant, assis, tenant sur ses genoux un beau petit garçon de trois ans environ). «C’est mon père». (Il me montre deux autres photos). «C’est ma mère et voici ma sœur qui fut tuée pendant la guerre.
Durant mon enfance à Alexandrie, j’ai grandi entre mes parents, ma grand-mère et mes tantes maternelles. Nous habitions une belle maison avec un grand jardin. Un jour, j’ai voulu savoir ce qu’il y avait derrière le mur mitoyen du jardin. Je l’ai escaladé; là, j’ai connu mon premier amour. Elle s’appelait Makboula. J’avais sept ans. C’était une petite bédouine de mon âge. J’ai passé une partie de l’après-midi à jouer avec elle et les autres petits bédouins parmi les chiens, les ânes et les moutons. On m’a cherché partout et lorsque je suis rentré à la maison. j’ai exigé de porter une guelabiya comme, eux. Bien que je fus sévèrement réprimandé, cela ne m’a pas empêché de retourner à plusieurs reprises chez mes amis. Quant à mes parents, nos relations étaient excellentes. J’adorais ma mère et j’avais une grande admiration pour mon père».
Etes-vous superstitieux? Aves-vous un porte-bonheur ou un chiffre fétiche?«Non, je ne suis pas superstitieux, mais suite à une rencontre tout à fait par hasard avec une bohémienne à Antibes qui a vu dans le marc du café que le onze était mon chiffre porte-bonheur, j’ai été bien obligé d’y croire depuis que j’ai échappé aux deux derniers attentats qui ont eu lieu un onze novembre et un onze décembre. J’ai constaté également que l’addition des lettres de mon nom et mon prénom faisait onze, etc… Elle m’a dit aussi de me méfier des hommes et de ne faire confiance qu’aux femmes; ce qui s’est révélé exact»
Vous fiez-vous à votre intelligence ou votre instinct? «A mon intuition»
Parce que vous vous méfiez toujours de la raison qui risque de limiter votre univers? «Peut-être … »
Qu‘aimez-vous? «J’aime la nature, la liberté, j’ai le sens de l’honneur, de la dignité. J’ai horreur du mensonge».
Et l‘amour dans tout ça? Etes-vous à cet instant un cœur au chômage ?(Il rit). «Tout ce que je peux vous dire c’est que je ne suis pas misogyne.»
L‘amour est enfant de bohème, il n‘a jamais connu de loi… » chante Carmen. Qu’en pensez-vous, Amid? «Le vrai amour ne connaît de loi.
C’est la plus belle création de Dieu! »
L‘amour surgit comme un rêve. 0n a beau avoir aimé, c‘est toujours comme la première fois. Combien de fois avez-vous été amoureux ?
(Il compte sur ses doigts) «Sept fois!».
Avez-vous déjà vraiment vécu un amour passion ?«La première fois que j’ai aimé, j’avais tout juste dix sept ans et j’étais persuadé alors qu’on pouvait mourir d’amour. D’ailleurs, lorsque je pensais à elle, mon cœur battait tellement fort que je croyais être devenu cardiaque. Ce n’est qu’à la seconde fois que j’ai découvert qu’on ne mourait vraiment d’amour que dans les chansons».
Socrate affirmait qu‘«aimer sert à faire de beaux discours». Comment aimez-vous, Amid? Silence …
Il confie: «Ma mère est l’unique femme qui ait vraiment compté dans ma vie»
© Tony Hage
Le Amid bien entouré de Aida Frangié, Jinane Mahmassani et Viviane Ghanem.Amid, pourriez-vous nous confier quel genre de femme a su un jour ou l’autre faire battre votre cœur?
«Il n’y a pas de genre précis. Chaque femme est unique, chacune suscite en moi des émotions tout à fait différentes. Vous savez, je suis un vieux célibataire qui en a vu dans sa vie».
Qu’est-ce-que vous regardez en premier chez une femme et quelles sont les qualités qui vous attirent et les défauts qui vous font fuir? «Je regarde d’abord ses yeux puis ses mains. Comme qualités, il faudrait qu’elle soit sympathique et qu’elle ait du charme. Quant aux défauts, je ne tolère ni la vulgarité, ni la bêtise».
Y-a-t-il une ou plusieurs femmes qui aient vraiment compté dans votre vie? «Ma mère uniquement».
Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié? C’est étonnant vu l’énorme succès que vous avez auprès des femmes. «Moi??? C’est vous qui le dites. En fait, je remercie le ciel d’être resté célibataire car le rythme de vie qui m’a été imposé aurait eu des conséquences néfastes sur une éventuelle union qui aurait inévitablement abouti à une séparation, (Il enchaîne en riant). Aussi, ne pouvant garantir fidélité pour toute une vie, je ne voulais pas faire une victime de plus».
Le rêve du Amid qui lui tient le plus à cœur? «Mon rêve est de libérer le Liban de tous ses occupants!»
Avez-vous réalisé tous vos rêves? Ce à quoi le Amid répond laconiquement «Non». En outre, il tient à rendre hommage à quatre Libanais qui ont brillé par leur savoir et leur compétence dans ce pays d’accueil et d’hospitalité qu’est la France. Il cite en premier Amin Maalouf, cet écrivain libanais qui a défié les plusgrands en obtenant avec mérite le plus prestigieux des prix littéraires: le Goncourt. De même, il rend hommage au Professeur Ara Hovannessian, d’origine libanaise qui vient de découvrir «une nouvelle clef» conditionnant l’entrée du virus du sida dans les cellules; une première et un grand espoir de barrer la route à ce fléau; enfin àdeux autres Libanais qui méritent toute notre estime et qui se sont distingués par leurs connaissances et leur savoir-faire en contribuant à l’exécution d’un des plus grands centres d’exposition de Paris: le Carrousel du Louvre. Ils’agit de Rita Anis Raad, originaire d’Eddé, dans le caza de Jbeil, jeune ingénieur en charge des études et delà réalisation de la télécommunication, ainsi que de l’architecte Philippe Rabbat, principal responsable de l’exécution de ce projet de grande envergure». Propos recueillis par NADIA BASSOUS