Prestige Nº 285, Juill-Août-Sept. 2017
«Chez Hermès la technique est au service de la création»
Hermès crée des objets issus d’un savoir-faire exigeant, pour les rendre complices de ceux qui les portent. Le temps chez Hermès est aussi un objet, mais la Maison ose un autre temps destiné à susciter des émotions. La montre Slim d’Hermès L’Heure impatiente, véritable sablier mécanique, décuple ces émotions et invite à se réjouir du moment à venir. Philippe Delhotal et Jean-Marc Wiederrecht dévoilent à Prestige cette complication.
Depuis quand collaborez-vous ensemble dans la conception de nouveaux garde-temps? Philippe Delhotal: La collaboration avec Jean-Marc est une vieille histoire de complicité. Nous avons fait le Temps Suspendu ensemble. En 2012 j’avais retenu une phrase d’un politique français célèbre, Georges Clemenceau, qui disait: «En amour la chose la plus importante c’est la montée d’escalier, c’est tout ce qu’il y a avant un moment attendu». La citation de Clemenceau m’a rappelé que ce qui est important dans la vie, c’est cette excitation, cette impatience qui a lieu avant. Nous avons tous des situations dans la vie qui font que cette impatience s’installe. Ce rétrograde est, à mon avis, un crescendo émotionnel, c’est une loupe sur cette heure, c’est un focus. Les premiers croquis de la montre ont abouti au modèle actuel. L’original se trouvait sur un morceau de papier, un gribouillis. C’était en 2012. L’aventure s’étale sur cinq ans durant lesquels il y a eu des périodes de recherche mais aussi des périodes de doute. Toute la mise au point a été réalisée par Jean-Marc et son équipe. Lorsque nous avions décidé de faire ce graphisme particulier, j’ai indiqué à Pierre Alexis qu’il faudrait trouver un graphiste compétent, vu que la boîte est relativement de forme simple. Il m’a donné le nom d’une personne, Philippe également, que je suis allé voir. Jean-Marc est plus qu’un partenaire, c’est un complice.
Quels étaient les défis d’un tel mouvement? Jean-Marc Wiederrecht: Il y en avait plusieurs. La ligne Slim est venue trois ans après avoir entamé le projet. Ensuite il a fallu mettre dans une boîte particulière, ce qui a augmenté les défis. Nous étions centrés sur un travail de son, quoique le gros du projet était ciblé sur l’heure avant, la matérialisation de cette heure qui devait se terminer par un son. Ce son qui devait être beau comme un timbre et durera assez longtemps pour qu’on puisse l’entendre. Avec un mouvement petit, comme le 1912 d’Hermès, nous avions réalisé, l’année d’avant, le Perpétuel avec deux zones. Mais dans la ligne Slim qui devait être mince, nous avions pris 2,60mm d’épaisseur pour le mouvement extra-plat H1950, et ajouté 1,4mm pour le module, afin d’aboutir à un quantième perpétuel de 4mm. C’était le même problème ici, mais nous devions avoir une zone libre pour que le son puisse se développer, avoir de la place pour un marteau de 4mm de haut qui devait être le plus massif possible, sans rajouter de l’épaisseur sur le mouvement. Nous avons réussi un tour de force en rajoutant 1,2mm de plus que le mouvement de 23,9mm de diamètre, pour laisser la place au timbre, assez particulier, entre le mouvement et la boîte.
Comment avez-vous réussi à adapter la mécanique au design? Jean-Marc Wiederrecht: Nous avons fait 28 essais avec deux sortes d’alliages, pour avoir deux positions. Comme la montre va sonner deux fois par jour, nous avons trouvé le moyen de l’arrêter et de la remettre en marche, selon l’envie. Si nous la fixons à 4 heures de l’après-midi, nous n’avons pas forcément envie qu’elle sonne à 4 heures du matin. Il faut donc avoir cette fonction-là pour nous permettre d’interagir avec la montre, comme dans le Temps Suspendu. Nous avons voulu montrer tout le temps qui reste jusqu’à l’événement, faire de l’instant un moment privilégié. Le parcours de Philippe était totalement du design. Pour ce modèle, nous avons été dans les détails, et que de fois la position, le diamètre, les choses ont changé. C’est à partir du design que la mécanique est adaptée, alors que la plupart du temps on part de la mécanique et les designers font ensuite la boîte. Philippe Delhotal: Chez Hermès, c’est la technique qui est au service de la création et non l’inverse.
Dans quels ateliers ce mouvement a-t-il été travaillé? Philippe Delhotal: Nous avons nos fournisseurs mais une chose est sûre: l’horloger qui commence à monter le mouvement, le termine.
Et où ont été produits le boîtier et le cadran? Philippe Delhotal: Le boîtier et le cadran sont fabriqués chez nous. Les aiguilles sont les seuls composants que nous n’avons pas en interne.
Qui met le mouvement à l’intérieur de la boîte? Philippe Delhotal: Nous avons des ateliers spécifiques pour faire l’emboîtage, prendre le mouvement, le cadran, les aiguilles et assembler le tout.
Hermès ne cherche ni à maîtriser le temps, ni à le séquencer, est-ce un paradoxe pour un horloger ou cela vous permet-il de jouer? Jean-Marc Wiederrecht: J’ai fait 15 ans à l’établi à maîtriser l’ordinateur afin de faire les constructions moi-même. Aujourd’hui j’adore jouer avec le temps, avec toutes les fonctions normales. Nous commençons à jongler avec les mots, avec les concepts et puis nous dessinons les roues pour matérialiser l’attente. Chez Hermès nous racontons l’histoire, puis nous faisons la mécanique.
Prestige fête ses vingt ans de Guide Montres, comment évaluez-vous ces vingt dernières années de l’horlogerie? Jean-Marc Wiederrecht: Ce sont des années de marketing intensif, de surproduction. Nous ne prenons pas le temps de regarder en avant, nous vivons le moment présent, avec des concepts éphémères. Le terme manufacture est l’un des pires mots qui ait été utilisé et galvaudé. Le «long time», c’est de travailler sur des montres susceptibles d’être réparées, tout le service après-vente doit être revisité. Ces dernières années l’horlogerie s’est un peu endormie. Aujourd’hui les métiers d’art sont industrialisés, les pièces uniques, les boutiques monomarque, mais il faut également des boutiques multimarques, des personnes qui connaissent les clients, qui ont envie de vendre le produit. Il y a aussi un manque de savoir. Le marketing est fondamental mais il a pris trop de place. Philippe Delhotal: Aujourd’hui nous souhaitons que l’industrie redevienne créative, réactive, qu’elle donne du bonheur aux gens, aussi bien dans la découverte du produit que pour ceux qui le fabriquent. Propos recueillis à Bâle par MARIA NADIM