Prestige Nº 83, Avril 2000
Très forte, très femme, Nouhad Souhaid étonne par une présence indéniable, le geste énergique, un humour subtil parfaitement dosé, elle a beau appartenir à cette «vieille politique», elle reste une figure emblématique très actuelle inséparable du paysage démocratique libanais, Grand-mère pas modèle, se définit-elle malicieusement, cependant moderne jusqu’au bout de ses opinions, Bien plus que «députée entrée au Parlement en habit noir» comme le veut la tradition, Nouhad Souhaid est à juste titre une représentante de ce peuple fier, obstiné et courageux, de son fief de Qartaba, du jurd de Jbeil. Déterminée, jusqu’au-boutiste, elle commence son combat en 1965, et entre au Parlement par la grande porte en 1996, Rencontre à domicile avec le passé, le présent, la franchise et l’émotion.
© Prestige / Bassam Lahoud
Nouhad Souhaid députée, fille du magistrat Boutros Germanos, veuve du Dr Antoine Souhaid, a été élue dans les années 70, la «Femme la plus audacieuse du Liban», un titre qui lui va comme un gant.Vous avez fait vos études chez les sœurs de Besançon et le droit à l’USJ, à une époque où peu de filles terminaient leurs études supérieures. Comment cela se fait-il ? Parce que j’aimais ça, de plus j’étais lauréate au Baccalauréat de Philosophie. Mes parents, surtout mon père, magistrat et avocat, m’ont encouragée à faire le droit. J’appartenais à cette génération de filles qui s’ouvraient à la vie active indépendamment du mariage et commençaient à se mêler à la vie publique. Nous formions un groupe de jeunes à l’époque de Jean-Paul Sartre et Juliette Gréco. II y avait entre autres Souad, sœur du ministre Bahige Tabbara, Dr Joseph Sayegh, Bassem Jisr, Alia Solh…A un certain moment de ma vie, je regardai autour de moi et constatai que mes anciens camarades tenaient le pays: médecins, juges, députés, banquiers, Alors que peu de filles, en costume de bain, fréquentaient les plages, je me rendais souvent au Bain Militaire. Mes parents avaient l’esprit très ouvert, ils m’ont fait confiance et m’ont donné confiance en moi-même. Ils ont été déçus de ne pas me voir finir mes études de droit. Mon père n’était pas du tout content que je me marie. Je ressemble peu à mes sœurs. L’une, portée sur l’humanitaire, est devenue infirmière diplômée à la Croix-Rouge. Mon autre sœur Nahla attirée par ‘le monde de la mode, réside à Paris et travaille à la Maison Pierre Cardin.
Vous aviez, paraît-il, beaucoup de succès auprès des garçons à l’école puis à l’université. Savez-vous pourquoi nous avions du succès? Quel que soit leur degré de beauté, quatre filles pour quatre cents garçons vont certainement attirer tous les regards! Pour vous en donner un exemple, j’ai appris que le ministre Joseph Chaoul était mon camarade d’université le jour où, devenu ministre, il me dit: «Tu ne t’aperçois de notre présence pas plus aujourd’hui que par le passé!» Notre génération a réussi, parce qu’elle était studieuse. Je me rappelle les députés Abdellatif Zein, Kamel Assaad, les magistrats Amine Nassar et Maurice Khawam ainsi que Cheikh SélimKhoury qui nous promenait dans sa voiture, un luxe à l’époque, et nous partions sillonner tout le Liban. Nous ne faisions alors aucune distinction entre chrétiens et musulmans.
Mais on devait s’enquérir du «nom», nos parents étaient fermes sur ces deux points: la bonne famille et la réputation irréprochable. J’étais très proche des filles de Riad Solh, nous inventions mille prétextes pour sortir. On jouait à Souk Oukaze, «le marché de la poésie arabe», comme nous étions tous d’éducation française, c’était pour nous une joute passionnante que de nous provoquer les uns les autres à coups de rimes. Melhem Karam était invincible. C’était la génération de l’après-Indépendance, nos parents avaient œuvré pour la libération du pays et y croyaient très fort. Il y avait alors une véritable entente nationale.
© Archives Nouhad Souhaid
Nouhad Souheid, enfant, entourée de ses parents Boutros et Adèle Germanos de Akoura.Comment une étudiante en droit a-t-elle pu rencontrer un médecin?Je n’ai pas rencontré mon mari à l’université. Nous sommes natifs de la même région, je suis originaire de Akoura, son père Farès Souhaid, un médecin respectable de Qartaba. Ma famille estivait à Mejdel Akoura, et je saluais le jeune médecin lors de ses visites. Devenu chirurgien à l’Hôpital de Habib Khoury Saadé, père de May Arida, il poursuivait sa mission de médecin de village et soignait les paysans des alentours. Comme les dispensaires étaient inexistants à l’époque, quiconque avait un malaise, un ennui de santé venait chez nous pour y attendre le docteur. Notre demeure était ouverte à tous. Un jour, de retour à la maison où nous avions recueilli des blessés graves, je demandai au docteur comment allaient les patients? «Au meilleur de leur forme.» Je dis à ma mère: «Quelle arrogance chez ce jeune docteur, croit-il pouvoir les ressusciter?» Et en effet ils guérirent. C’est sa générosité de cœur qui m’a séduite. J’étais mondaine, lui très sérieux, mais proche des gens et charismatique. J’ai voulu construire ma vie avec lui. Nous nous sommes aimés «avec raison», avons construit la maison, puis l’hôpital et nous sommes entrés peu à peu dans l’arène politique. J’étais à la fois son compagnon de route, son amie et son épouse.
© Archives Nouhad Souhaid
Le jour de son mariage avec le Dr Antoine Souhaid.Qui avait eu l’idée de se présenter aux élections? Mon mari n’y pensait pas, son père ne faisait pas de politique mais il était chef de clan, les Souhaid sont une grande famille dispersée dans le Kesrouan et à Jbeil et sa maison était ouverte à tous, il soutenait en politique Ahmed Husseiny et quand il demandait à sa famille de voter pour lui, tout le monde suivait ses recommandations. Lors de la révolte de 1958, mon mari ouvrit les portes de son hôpital aux blessés. Et quand Zghorta vécut sa période noire de vendettas, il y resta deux jours, aucun médecin n’avait accepté de monter secourir les blessés. Il a soigné les blessés de tous bords, les familles étaient disposées par étages, le troisième réservé aux Doueihy, le deuxième aux Mouawad et le premier aux Frangieh. Enfin, mon mari effectuait à Jbeil et à Beyrouth une moyenne de douze interventions par semaine. En 1964, il constitua une liste électorale avec Ali Husseiny et Dr Chahid Khoury, qui s’opposaient à Raymond Eddé. Il fut élu député et le resta un an.
Le 15 mai 1965, il fut terrassé par une crise cardiaque alors qu’il était sur le point d’être nommé ministre de la Santé.
Fouad Chehab stupéfait: «Quoi? Une femme! Pour tenir tête à Raymond Eddé?»
Etes-vous superstitieuse? Oui, même si certains peuvent trouver cela ridicule. Mon mari était fils unique entre cinq sœurs. Un visiteur envieux fit un jour à mon beau-père, comblé par la naissance de son deuxième petit-fils: «Tu as des héritiers mâles, tu as un fils député, bientôt ministre! Que veux-tu de plus? Tu en as de la chance!» La même année, mon mari décéda. Oui, je crains l’œil de l’envieux.
Vous avez pris la relève politique juste après le décès de votre mari. Y étiez-vous prête? Les gens me connaissaient, puisque j’avais moi-même préparé sa campagne électorale de 1964. Les gens m’accusaient même de l’avoir «incité» à faire de la politique. C’est vrai que j’ai toujours aimé ce domaine. Le décès de mon mari m’a laissée veuve avec six enfants et pas mal de dettes. La famille et les compagnons de mon mari et ses partisans de la Ligue de Jbeil dont Louis Kordahi et Dr Merheb m’ont proposé de me présenter moi-même aux élections. Au début, je n’ai pas bien assimilé ce qu’on me demandait. J’étais encore sous le choc du décès. Puis l’idée a fait son chemin …
Ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise combien j’étais forte alors. Je croyais que c’était facile. Il y avait déjà eu un précédent, après le décès d’Emile Bustany, Kamal Joumblatt a laissé la voie libre à sa fille Myrna Bustany, qui siégea au Parlement. Le même Kamal Joumblatt demanda à Raymond Eddé de ne pas s’opposer à ma candidature afin que je continue le mandat de mon époux. Mais Eddé ne l’entendait pas de cette oreille, ses partisans non plus. Certains même considèrent à ce jour que si mon mari a réussi, c’est grâce au Second Bureau qui faisait alors la pluie et le beau temps. Je ne nie pas que nous avons toujours été chéhabistes, le général Fouad Chéhab lui-même avait beaucoup d’estime pour mon mari, il a toujours veillé sur nous, même après le décès de mon mari. Il est vrai que nous avions également des amitiés au Second Bureau, mais j’affirme et réaffirme que si Dr Antoine Souhaid a été élu, c’est parce qu’il méritait d’être député!
Ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’on ait «sali» son élection. Raymond Eddé, gentleman, était apprécié dans les cercles mondains beyrouthins, bien plus que le Dr Souhaid, natif de Qartaba. Mais je le répète, Dr Souhaid a mérité de devenir député, et j’ai voulu poursuivre son combat, parce que j’ai été touchée au cœur par ces calomnies presque autant que par son décès. Vous ne pouvez pas savoir combien il avait été blessé par ces attaques. Preuve de ce que j’avance, c’est que trente-cinq ans après son décès, les gens ont voté pour «la femme du Dr Antoine Souhaid».
© Archives Nouhad Souhaid
Encore en habit de deuil, à la tête d’une délégation féminine de Jbeil, Nouhad Souhaid rend visite au président de la République Charles Hélou.Comment avez-vous pu résister aussi longtemps? Parce que j’ai la peau dure! (en riant) En 1968, j’ai perdu contre Raymond Eddé avec un écart de tout juste 800votes. Sans mentionner que le président Charles Hélou en personne était contre moi ainsi que Takieddine Solh. Il ‘y avait pas de «médiateur». Tous les libéralistes sont venus à Jbeil soutenir Raymond Eddé, et les chéhabistes apporter du renfort à Nouhad Souhaid. Et puis c’était presque comme si Raymond Eddé et Nouhad Souhaid n’existaient plus. Seuls comptaient ces deux courants, le quotidien An Nahar me faisait ouvertement la guerre. J’ai beaucoup de considération pour Raymond Eddé, excellent parlementaire, mais une partie des habitants de Jbeil considèrent qu’il porte le smoking mais qu’il a les pieds nus. Beyrouthin, il n’a pas des souches profondes à Jbeil, bien qu’il y ait pas mal d’amitiés …
Mais je ne me suis pas portée candidate rien que pour marquer des points. Un certain courant politique m’a adoptée parce que ses partisans ont réalisé que j’avais le potentiel nécessaire. A l’époque, il y avait une ligne politique bien déterminée, des adversaires, des alliés, c’était soit blanc, soit noir, il n’y avait pas de demi-mesure! Mon action politique ne se limitait pas à des duels contre Eddé. Je me mobilisais à Jbeil et partout au Liban pour des causes plus utiles. Amie de Kamal Joumblatt et de Jamil Lahoud, située politiquement à gauche du chéhabisme, vice- présidente du pmi du Destour, j’œuvrais pour la justice sociale. C’était mon propre choix. Mes activités allaient au-delà du caza de Jbeil, pour, englober toute la nation.
J’ai pris maintes fois la parole à Tripoli, Mokhtara… Je n’étais pas juste obsédée par les élections et la manière de vaincre mes adversaires … En 1970, la révolte couvait dans les milieux estudiantins.
C’était aussi l’âge d’or des écoles publiques. Je voyais des jeunes réviser sous la lumière des réverbères. J’étais sympathisante des partis de gauche, j’obtenais des bourses pour les jeunes de ma région. J’appartenais à cette classe politique qui pressentait le bouleversement, à travers l’effervescence des intellectuels. Je pensais que la révolte se déclencherait de la base de la pyramide vers le sommet. J’appris avec amertume que c’était le sommet qui allait attaquer la base, que le peuple serait la victime.
Ne vous a-t-on pas dissuadée de vous présenter aux élections? Oh oui! Le patriarche Méouchy en premier, il m’a convoquée, m’a conseillé de rentrer chez moi et de me contenter d’élever mes enfants. « … On épongera tes dettes». Je lui dis que je me présentais au nom de quelqu’un qui s’était dévoué pour les autres et que je n’avais rien à vendre, mais que j’avais des partisans … qui n’étaient pas à vendre.
Comment cette région montagnarde a-t-elle accepté qu’une femme se présente aux élections? Dix-sept confessions cohabitent dans la région de Jbeil’ En 1965, toutes ont voté pour moi en tant que «veuve» d’Antoine Souhaid. C’est plutôt la classe mondaine qui ne m’a pas acceptée. Peut-être parce que mon rival s’appelait Raymond Eddé, qui était, soit dit en passant, très aimé des femmes. Dans les bureaux de vote chiites, mon score était impressionnant, des hommes à la solde de mes adversaires se sont alors rendus dans ces villages pour tenter de les dissuader: «Comment vous, chiites, acceptez-vous qu’une femme vous dirige?» On leur répondit en citant le Coran: «La mère de l’orphelin, tu ne maltraiteras pas».
Même aujourd‘hui, en 2000, très peu de femmes siègent au Parlement, pourquoi les femmes ne s’impliquent–elles pas plus activement dans la vie politique au Liban?Admettons-le, nos femmes députées entrent au Parlement en robe noire, en habit de deuil. Si mon mari
n’était pas décédé, j’aurais apparu sur la scène politique mais à ses côtés. J’ai toutefois un mérite: avoir persévéré en dépit des obstacles politiques, financiers, matériels. C’est cela ma force. Les femmes sont acceptées au Parlement, et de toute façon, Nayla Mouawad, Bahia Hariri et moi-même, on ne se laisse pas faire. L’un des obstacles à la participation active des femmes à la vie politique, ce n’est pas le fait qu’elle soit acceptée ou non, c’est l’inexistence des partis. Il était souhaitable à l’Après-guerre, que les partis nationalistes réapparaissent pour contrer la montée du confessionnalisme. La femme ne peut réussir seule sans le soutien d’un parti, même si elle est très active, et entourée de nombreux partisans. En présence d’une structure confessionnaliste, il faut beaucoup de fonds, beaucoup d’efforts …
Avez-vous déjà désigné un héritier politique parmi vos enfants? Tous mes enfants ont été ma locomotive électorale, chacun dans son domaine. Je ne leur ai pas consacré beaucoup de temps mais je leur ai inculqué une leçon fondamentale qui est le respect de la liberté. Chacun a donc choisi sa propre voie, fait ses propres choix. Et je souhaite qu’en 2000, mon fils Farès, médecin, se présente aux législatives et prenne ma relève, son discours politique est remarquable. Il est actif, très humain, très proche des gens.
© Archives Nouhad Souhaid
Au mariage de sa fille cadette Adeline: Marie-Claude, l’aînée, Maya, Nada et leurs enfants.Votre carrière politique est jonchée de moments d‘émotion. Lequel gardez–vous en mémoire? En 1996, les résultats du scrutin se sont fait attendre, jusque tard dans l’après-midi. Victorieuse, je suis sortie du Sérail, des milliers de gens à ma suite, et une escorte de 200 à 300 voitures. Mais la vision qui m’a le plus émue, au-delà des festivités, c’était sur la place de Fatré, autour de la statue érigée à la mémoire de mon mari, les milliers de cierges allumés par les partisans. Comme pour dire à leur docteur bien-aimé qu’ils avaient tenu promesse et enfin pu réaliser son vœu. Les gens se rappellent encore le jour des funérailles du Dr Antoine Souhaid, le convoi quitta Beyrouth au matin et n’arriva que le soir à Qartaba, car la dépouille était portée par les compagnons de mon mari!
Les muezzin d’Almat et des villages musulmans récitaient la prière aux morts, les paysans avaient levé le drapeau vert de deuil réservé à leurs dignitaires. Et les clochers des villages chrétiens où le convoi défilait, sonnaient le glas. Mon mari était vraiment très aimé. Même le général Fouad Chéhab a été très affecté par sa mort soudaine et bien que réticent à l’idée de remplacer son candidat par une femme, jeune de surcroît, il finit par l’accepter.
Votre vision de la politique en 2000?
Il n’y a plus d’improvisation en politique, il faut s’entourer d’une équipe de conseillers.
Moi, je travaille toute seule … à l’ancienne! Propos recueillis par MARCELLE NADIM